(In)justice de genre et guerre : Une analyse de la violence de genre

Une analyse de la violence de genre dans la guerre entre Israël et le Hamas
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Les personnes déjà exposées à la violence directe, structurelle et culturelle en « temps de paix » sont plus affectées que la moyenne par la violence lors de conflits armés. Ce texte montre du point de vue de Frieda – l’ONG féministe pour la paix, et de ses organisations partenaires de longue date en Palestine et en Israël, dans quelle mesure la violence basée sur le genre, la manière de la gérer et la lutte féministe contre celle-ci se transforment en temps de guerre.

Cette version française a été publié dans la revue Fem*Fém 68 « (Anti)Militarisme. Perspectives féministes sur la guerre et la résistance », de femwiss.ch. Traduction Louise Décaillet

La violence sexualisée prend racine dans le patriarcat répandu dans le monde entier et n’est donc pas un phénomène spécifique à des régions particulières. Elle s’exerce aussi bien dans des contextes prétendument pacifiques comme la Suisse que dans des zones de guerre. Une particularité des contextes fortement militarisés est toutefois que les rapports de force inégaux préexistants ont tendance à s’y renforcer et le système de domination patriarcale à s’y approfondir. Dans les contextes de guerre, la violence sexualisée est souvent intensifiée, organisée et utilisée de manière systématique. Le champ de bataille militaire s’y étend de la manière la plus brutale principalement aux corps féminins ou vus comme féminins, que ce soit par des groupes armés, la police, les armées des États nationaux ou même les « forces de paix » de l’ONU. Considérés dans leur ensemble, des actes de violence sexualisée prétendument isolés peuvent ainsi être identifiés comme une stratégie de guerre. Celle-ci sert les objectifs politiques des parties en guerre, qu’il s’agisse de l’exercice du pouvoir, de la destruction et de la déstabilisation de communautés, de la blessure massive ou de la déshumanisation des adversaires. Les personnes concernées, à 97 % des femmes et des jeunes filles,[1] souffrent souvent de conséquences sur leur santé dues aux blessures, à la stigmatisation et à l’exclusion sociale, au manque de soutien et aux traumatismes psychiques, potentiellement intergénérationnels.

Après des années d’engagement de la part de mouvements féministes et d’organisations de défense des droits des femmes dans le monde entier, les Nations Unies ont adopté différentes résolutions (1325, 1820, 1888, 2106) qui exigent une meilleure protection contre la violence sexualisée en temps de guerre ainsi que la poursuite pénale systématique des auteur·ice·x·s de ces actes. Mais dans le discours public, les causes, l’ampleur, les variantes et les conséquences de la violence sexualisée dans les conflits armés ne sont guère abordées. Cela s’explique notamment par le fait que la violence sexualisée n’est souvent traitée que lorsqu’elle peut être transformée en « événement à sensation ».[2] Il s’ensuit un bref tollé social – après quoi le sujet disparaît rapidement de la scène.

Ce modèle est malheureusement bien connu de Frieda et de ses partenaires en Israël et en Palestine : cette instrumentalisation de la politique de guerre et son aspect sensationnel se retrouvent de manière exemplaire dans les rapports sur les violences sexualisées perpétrées par le bras armé du Hamas et ses alliés le 7 octobre 2023[3] sur des Israéliennes juives, des Bédouines arabes et d’autres femmes.[4] Des images et des rapports de ces actes ont été diffusés dans les médias (sociaux) du monde entier sans anonymisation ni contextualisation suffisantes. Les réactions médiatisées à ces actes de violence ont été utilisées pour faire avancer l’agenda politique des parties en conflit : D’une part, les actes ont été exposés publiquement par les auteur·ice·x·s et leurs allié·e·x·s. D’autre part, ils ont notamment servi de prétexte au gouvernement israélien et à ses soutiens pour exercer une violence militaire massive contre la population civile palestinienne, avec au moins 48 000 Palestinien·ne·x·s tué·e·x·s (au 18 février 2025), ainsi que la destruction complète de la bande de Gaza.[5]

Une telle instrumentalisation empêche d’aborder la protection et les besoins des survivantes de violence sexualisée. Les survivantes et leur souffrance sont objectivées et utilisées à des fins politiques. Cela s’observe aussi dans la manière dont l’attention mondiale ne s’est pas focalisée sur le traitement de la violence sexualisée du 7 octobre 2023. Au lieu de cela, les discours polarisants s’en sont nourris afin, d’une part, de légitimer les bombardements de la bande de Gaza, et, d’autre part, de discréditer les organisations féministes et de politique de paix, contribuant ainsi à les diviser. Il est en outre frappant de constater que la violence de guerre sexualisée à l’encontre des Palestinien·ne·x·s n’a pas fait l’objet d’une discussion politique dans le discours public et ses médias. Les organisations de femmes et de défense des droits humains documentent depuis des années la violence sexualisée exercée par les soldat·e·x·s israélien·ne·x·s et les colons[6] sur les Palestinien·ne·x·s, par exemple aux checkpoints ou dans les prisons israéliennes.[7] Et ceci aussi bien depuis des décennies d’occupation israélienne que depuis le début de la guerre actuelle. Selon des expert·e·x·s de l’ONU et des organisations de défense des droits humains comme Human Rights Watch, les soldat·e·x·s israélien·ne·s et les colons armés ont continué à commettre des actes de violence sexualisée sur des femmes, des enfants et des hommes dans la bande de Gaza et en Cisjordanie occupée au cours de l’année dernière.[8] Au niveau mondial, ces témoignages et leur traitement n’ont guère été entendus.

L’aggravation de diverses formes de violence

 Mais la guerre transforme aussi d’autres formes de violence basée sur le genre. Les représentations et rôles de genre patriarcaux se durcissent sous l’effet des conflits armés, y compris au Proche-Orient : dans le discours, les hommes deviennent des combattants et des agresseurs, les femmes des survivantes endeuillées, des victimes ou des « care givers » (fournisseuses de soins). Il est rare que les femmes issues de et vivant dans des contextes de guerre soient reconnues comme expertes dans les questions de conflit, de sécurité et de paix ou au contraire désignées comme auteures de violence. De même, les hommes palestiniens de la bande de Gaza ne sont généralement pas considérés comme des civils à protéger, même s’ils ne font pas partie des milices combattantes ou s’ils sont âgés, blessés ou mineurs. Les stéréotypes islamophobes et racistes alimentent cette tendance. La guerre donne un nouvel élan aux normes sociales binaires et sexistes, ce qui se traduit par exemple par une tendance au mariage précoce et à des modèles familiaux conservateurs – en Israël comme dans le territoire palestinien occupé.[9] De tels phénomènes sont également à considérer comme une forme de violence culturelle ou structurelle liée au genre ; ils sont certes plus subtils et plus difficiles à appréhender que la violence sexualisée directe, mais ils entraînent tout autant de souffrance et augmentent la probabilité de violence directe.

Selon une statistique d’ONU Femmes, environ un million de femmes et de filles ont été contraintes de fuir à l’intérieur de la bande de Gaza l’année dernière.[10] Le quotidien de ces femmes et de ces jeunes filles est marqué par de nombreux épisodes d’aggravation de la violence sexospécifique en temps de guerre. Dans la bande de Gaza, de nombreuses femmes survivantes sont devenues cheffes de famille suite à la mort de membres masculins de leur famille. Elles ne sont donc plus seulement les principales responsables du travail de care, mais aussi des abris sûrs, de la nourriture, de l’eau et des soins médicaux pour les membres de la famille. Or, autant les possibilités de revenus que les biens humanitaires se font extrêmement rares et doublement difficiles à obtenir pour les femmes dans un contexte dominé et contrôlé par les hommes. Ayant constamment peur pour leur corps et leur vie, la charge émotionnelle et psychique des femmes se fait toujours plus lourde. Ce sont aussi les risques sanitaires liés au genre qui augmentent pendant la guerre : les produits d’hygiène menstruelle, par exemple, ne sont guère disponibles et l’accès aux toilettes et à l’eau potable est limité, ce qui fait de la menstruation un risque pour la santé. Les femmes enceintes n’ont aucun endroit sûr pour accoucher. Beaucoup accouchent dans les camps de réfugié·e·x·s surpeuplés et dans des conditions d’hygiène très précaires. En raison des bombardements israéliens sur les hôpitaux et les établissements de santé, rares sont les femmes enceintes, parmi les 50 000 actuelles, qui parviennent en cas de complications à se rendre dans les derniers hôpitaux encore opérationnels.[11] Les césariennes sont souvent pratiquées sans anesthésie, les fausses couches ont augmenté de 300 % entre le 7 octobre 2023 et juillet 2024, selon des expert·e·x·s de la santé.[12]

Le combat féministe contre la violence : entre persévérance, mutisme et montée en puissance

De manière perfide, ce sont précisément ces besoins contextuels spécifiques des femmes et des jeunes filles et les multiples aggravations de la violence basée sur le genre en temps de guerre qui passent généralement inaperçus. Cela n’est pas seulement dû au manque de reconnaissance de l’expertise des organisations féminines locales ou au faible « potentiel sensationnel » de problèmes prétendument banals comme le manque de produits menstruels, mais aussi à la vulnérabilité spécifique des organisations féminines elles-mêmes. Cette dernière se manifeste de manière exemplaire dans le conflit actuel : en raison des violents bombardements de la bande de Gaza, de nombreuses collaboratrices des organisations partenaires de Frieda se sont retrouvées en fuite au cours des premières semaines de la guerre. Le travail de prise en charge des enfants, des proches blessé·e·x·s ou d’autres familles déplacées est aussi devenu du jour au lendemain une priorité absolue pour ces expert·e·x·s. Ce n’est que lorsque la survie dans les abris d’urgence a été plus ou moins réglée que les organisations locales de défense des droits des femmes ont retrouvé leur capacité d’action. Mais entre-temps de nombreux fonds humanitaires avaient été alloués à des organisations ayant d’autres priorités.[13] Les tâches concrètes des organisations de défense des droits des femmes et des mouvements féministes changent également en temps de guerre. Il leur faut en premier lieu tenir bon, se réorganiser, avoir accès à des fonds – et veiller ensuite à ce que l’aide humanitaire tienne compte des besoins spécifiques des femmes.

               Mais la guerre transforme également le travail féministe en dehors des zones de combat militaires. Une représentante d’une organisation partenaire de Frieda en Cisjordanie rapporte que, face à la catastrophe humanitaire dans la bande de Gaza, beaucoup de Palestinien·ne·x·s ont perdu confiance dans les organes et instruments internationaux des droits humains. Selon cette experte, cette déception a conforté les mouvements féministes en Cisjordanie dans leur détermination à renforcer leurs propres réseaux de soutien locaux. De plus en plus sûrs d’eux, ils prennent désormais leur place, tant dans la résistance face à la multiplication des attaques violentes des colons que dans l’indispensable documentation des violations des droits humains commises par l’armée israélienne dans l’ensemble du territoire palestinien occupé. Selon la représentante de l’organisation partenaire de Frieda, ils s’engagent en outre davantage au niveau international.

               En Israël, les voix palestiniennes contre la violence basée sur le genre se sont faites plus discrètes, car les autorités israéliennes limitent fortement la liberté d’expression depuis le début de la guerre.[14] Selon une représentante de l’organisation partenaire de Frieda en Israël, le simple fait de soutenir un cessez-le-feu ou de pleurer des proches décédé·e·x·s peut actuellement conduire à la perte d’un emploi ou à une arrestation pour les Palestinien·ne·x·s de nationalité israélienne en Israël. L’organisation partenaire de Frieda en Israël observe donc un recul général de l’engagement public, hors et en ligne. Parallèlement, de nombreuses participantes au projet mettent leur bien-être personnel de côté face à l’urgence nationale et n’osent pas (ou plus) demander de l’aide en cas de violence basée sur le genre. Cette situation est particulièrement dévastatrice au vu des innombrables cas de violence sexospécifique à l’encontre de jeunes filles et de femmes palestiniennes en Israël l’année dernière et du laxisme croissant de la police israélienne dans la poursuite des auteur·ice·x·s de ces actes. Les organisations partenaires de Frieda s’orientent ici vers un travail de sensibilisation visant à ne pas négliger la lutte contre la violence sexualisée et sexospécifique au profit de préoccupations publiques plus larges. Alors que dans la zone de guerre, il s’agit de tenir bon et de survivre, l’engagement féministe dans d’autres parties de la Palestine a donc évolué et comprend un éventail de tâches plus large : de l’activisme de base à la défense d’intérêts (inter)nationaux.

               Ces perspectives et expériences des mouvements féministes locaux et des organisations de défense des droits des femmes sont essentielles : Comme le montre ce texte, le travail et les luttes de ces mouvements mettent en lumière des aspects et des liens entre différentes formes de violence – la violence basée sur le genre, la militarisation et la politique d’occupation israélienne – qui ne restent pas seulement ignorés et passent inaperçus dans les débats médiatiques et publics locaux, mais qui sont aussi délibérément omis ; et cela aussi bien pendant les conflits armés que pendant les périodes de trêve fragile ou de reconstruction après la guerre. En tant que partenaires solidaires, les acteur·ice·xs locaux·ale·x·s peuvent devenir des allié·e·x·s et s’engager pour que les voix, les besoins et les expertises sur place soient reconnus et multipliés.


[1] Les personnes non binaires sont également touchées de manière disproportionnée par la violence basée sur le genre. Leurs expériences ne sont pas consignées dans de nombreuses statistiques sur les violences sexualisées dans les conflits armés, ce qui constitue une forme de non-reconnaissance des violences subies. Les hommes et les garçons sont également victimes de violences sexualisées et sexistes dans les conflits armés. En raison de l’orientation des organisations partenaires de Frieda et du fait que les femmes et les jeunes filles sont concernées de manière écrasante, le présent texte se concentre principalement sur la violence sexualisée et sexospécifique envers celles-ci.

[2] Monika Hauser dans : Kedves, Alexandra ; Tobler, Andreas : Interview zu sexualisierter Gewalt. Sind Vergewaltigungen inzwischen ein «üblicher» Teil von Terror? Dans : Tagesanzeiger, 04.01.2024, www.tagesanzeiger.ch/sexualisierte-gewalt-der-hamas-vergewaltigungen-als-kriegswaffe-600173654293.

[3] Le 7 octobre 2023, 1200 Israélien·ne·x·s, Bédouin·e·x·s et d’autres personnes ont été tué·e·x·s par le bras armé du Hamas et ses alliés, et 250 personnes ont été prises en otage dans la bande de Gaza.

[4] Office of the special representative of the secretary-general on sexual violence in conflict : Mission report. Official visit of the Office of the SRSG-SVC to Israel and the occupied West Bank. 29 January – 14 February 2024, 04.03.2024, www.un.org/sexualviolenceinconflict/wp-content/uploads/2024/03/report/mission-report-official-visit-of-the-office-of-the-srsg-svc-to-israel-and-the-occupied-west-bank-29-january-14-february-2024/20240304-Israel-oWB-CRSV-report.pdf.

[5] OCHA (United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs) : Reported impact snapshot. Gaza Strip, 18.02.2025, www.unocha.org/publications/report/occupied-palestinian-territory/reported-impact-snapshot-gaza-strip-18-february-2025-1500.

[6] Le terme n’ayant pas de forme féminine, nous entendons par colons l’ensemble des habitant·e·x·s d’une colonie.

[7] United Nations Human Rights Office of the High Commissioner : Israel/oPt: UN experts appalled by reported human rights violations against Palestinian women and girls, 19.02.2024, www.ohchr.org/en/press-releases/2024/02/israelopt-un-experts-appalled-reported-human-rights-violations-against ; Euro-Med Human Rights Monitor : In testimonies to Euro-Med Monitor, women from Gaza report being subjected to sexual violence, torture by Israeli forces, 27.02.2024, euromedmonitor.org/en/article/6188/In-testimonies-to-Euro-Med-Monitor,-women-from-Gaza-report-being-subjected-to-sexual-violence,-torture-by-Israeli-forces.

[8] Human Rights Watch : Westjordanland. Israel verantwortlich für zunehmende Angriffe gewalttätiger Siedler*innen, 17.04.2024, www.hrw.org/de/news/2024/04/17/westjordanland-israel-verantwortlich-fuer-zunehmende-angriffe-gewalttaetiger ; Israel/oPt: UN experts appalled … (voir note de bas de page 7).

[9] UN Women : Gender alert: The gendered impact of the crisis in Gaza, 2024, www.unwomen.org/en/digital-library/publications/2024/01/gender-alert-the-gendered-impact-of-the-crisis-in-gaza ; Volach, Lilach : A Date with Death: Israelis’ Hunt for Love after October 7. Dans : Haaretz, 12.02.2024, www.haaretz.com/israel-news/2024-02-12/ty-article-magazine/.premium/a-date-with-death-how-october-7-changed-israelis-view-of-love/0000018d-97c1-d443-a19f-ffd1e1e00000.

[10] UN Women : Facts and estimates: Women and girls during the conflict in Palestine, 20.01.2025, palestine.unwomen.org/en/what-we-do/peace-security-humanitarian-response/facts-and-figures/conflict-in-palestine.

[11] UNRWA : UNRWA Situation Report #149 on the Humanitarian Crisis in the Gaza Strip and the West Bank, including East Jerusalem, 27.11.2024, www.unrwa.org/resources/reports/unrwa-situation-report-149-situation-gaza-strip-and-west-bank-including-east-jerusalem.

[12] Human Rights Watch : Gaza: No Safe Pregnancies During Israeli Assault, 28.01.2025, www.hrw.org/news/2025/01/28/gaza-no-safe-pregnancies-during-israeli-assault ; UN Women : Gender Alert: Gaza: A War on Women’s Health, 2024, www.unwomen.org/en/digital-library/publications/2024/09/gender-alert-gaza-a-war-on-womens-health-hq.

[13] UN Women : Gender alert: The gendered impact of the crisis in Gaza, 2024 (voir note de bas de page 9).

[14]Voir Haaretz Editorial : Israel’s Other Front, the War Over Freedom of Expression, 17.06.2024, www.haaretz.com/opinion/editorial/2024-06-10/ty-article/israels-other-front-the-war-over-freedom-of-expression/0000018f-fe84-d5ad-ad8f-fecdf55c0000.

Vous trouverez ici les autres Prises de position de Frieda sur la guerre entre Israël et Gaza. (en allemand)

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